Avant toute chose, je me dois de commencer par dire
clairement que non, je n’ai pas lu le dernier roman de Michel Houellebecq. Je
ne l’ai pas lu, et au risque de choquer certaines têtes bien faites (et bien
pensantes) je n’ai nullement l’intention de gaspiller mon temps (et encore
moins l’argent que je n’ai pas) dans une telle lecture. J’estime, en toute
humilité, que lorsqu’on a à ce point besoin de faire un travail thérapeutique
sur soi tel que M. Houellebecq, le principe analytique –sans parler de la
décence- voudrait que l’on paye un professionnel qualifié pour ce faire. Au
lieu de quoi, il préfère coucher sur papier (parfois avec un certain talent, certes)
ses angoisses, dysfonctionnements personnels, sociaux et ce sont ses lecteurs
qui payent pour « son » travail sur lui-même.
Je vais essayer de ne pas perdre mon fil, car
« son » travail, en particulier en ce qui concerne son rapport avec
les femmes laisse pour le moins à désirer. En partant donc de cet état de fait,
je n’ai aucunement l’intention de me livrer à une quelconque critique de son
dernier ouvrage. Toutefois, j’ai suffisamment lu de critiques et autres
présentations pour savoir quel est son propos.
Que vous ayez fait un petit séjour sur mars entre la fin
2014 et le début 2015, juste avant les attentats qui ont touché la France ou
que vous soyez simplement allergique aux « évènements » littéraires
en général et ceux qui concernent un écrivain en quête effrénée de célébrité en
particulier, si vous avez raté le propos de la « Soumission » par
Houellebecq, en voici un bref résumé.
Le roman se veut une tentative de politique-fiction. Il
présente une France, post présidentielles de 2017, où nous assistons à
l’avènement d’un président de confession musulmane issu d’un parti islamiste
« modéré ». Il rend possible ce scénario en imaginant une alliance
entre les principaux partis de gauche et de droite pour faire barrage à la
montée inéluctable du Front National. Et voilà la France transformée en
république islamique. Voilà l’inextricable problématique du chômage résolue
grâce à la soumission des femmes qui regagnent les foyers portant le stigmate
ostentatoire de cette soumission : le voile. Voilà une société, incarnée
par un personnage principal qui cède individuellement, mais apparaît avant tout
comme un miroir grossissant d’une société entière qui finit par baisser les
bras et se soumettre, non pas à une croyance religieuse rognant allègrement sur
des lois séculaires et des valeurs laïques longuement construites et parfois
mêmes arrachées à la vindicte générale. Non, il s’agit bel et bien d’une
population qui cède, puis se soumet à la passivité.
Et voilà ce qui personnellement m’intéresse dans un tel
propos. Car entendu ainsi, le propos de M. Houellebecq n’a absolument rien
d’une politique fiction. Il suffit de relever les yeux et de regarder par-delà
quelques frontières quelque peu oubliées pour constater que de telles marques
de soumission existent déjà et ne concernent pas forcément des sociétés phagocytées,
asservies et soumises par des instrumentalisations politiques de la religion,
mais par la passivité.
Et là, je dois avouer que le propos de
« Soumission » m’a irrémédiablement fait penser au Venezuela.
Le Venezuela : un pays qui s’est soumis de lui-même à
un mirage « révolutionnaire » porté, promis et incarné par feu Hugo
Chavez. L’espoir et les attentes étaient là et ils étaient immenses et
justifiés, lorsqu’en 1998 Chavez accède pour la première fois au pouvoir par
les urnes. Ils étaient toujours aussi vivaces lors de l’adoption d’une nouvelle
constitution en 2000. Mais ils ont depuis longtemps été trahis par sa quête
toujours plus insatiable de pouvoir.
Pourtant, Hugo Chavez incarnait littéralement une
« révolution » sociale et politique, dont ce pays avait tant besoin.
Non pas celle qu’il a si bien vendu à bon nombre de vénézuéliens, dans ses
discours interminables parsemés juste ce qu’il faut de justice sociale et de
réduction des inégalités. Il a incarné à merveille le personnage qui grimpe du
plus bas au plus haut de l’échelle en dépit de ses origines miséreuses, de ton
teint basané et de son langage plus que « fleuri ». Il a été sa
première et principale vitrine de revanche sociale pour tous ceux que le
« développement » du pays avait sciemment laissés sur le bord de la
route.
Il lui fallut à peine une décennie pour anéantir un système
politique, déjà corrompu et malade, pour instaurer en lieu et place un règne
populiste et autoritaire basé sur un socle de plus en plus solide de
soumission. Premièrement, de soumission de toute cette large partie de la
population qui n’avait jamais connu autre chose que la marginalité grâce à un
« programme » simple et simpliste : « croyez en moi et je
pourvoirai ». Voilà qui rappelle inévitablement un autre discours bien rôdé
depuis quelques millénaires déjà… Et je ne pense pas seulement au loto !
Il les a soumis en leur confisquant même leur identité : « je suis le
Peuple et le Peuple est Chavez ».
Puis, il a entrepris et parvenu à soumettre le reste de la
population à grands renforts d’humiliations quotidiennes, de menaces à peine
voilés, de vengeances mesquines. Il lui fallut à peine une décennie pour briser
la volonté et la capacité de résistance d’une population qui n’avait pas
souvent eu l’occasion de s’en servir, ayant pendant longtemps fait figure
d’îlot « démocratique » durant les heures les plus sombres de la
région.
Aujourd’hui, je regarde le Venezuela et la passivité
malheureuse d’une population qui, d’un côté attend toujours l’arrivée de son
ticket gagnant et le retour de son messie. De l’autre, le reste, qui ne trouve
plus la ressource morale, faute de toute autre ressource, pour résister
sainement et se soulever contre un système toujours autant gangrené par la
corruption, même si désormais elle en bénéficie à une nouvelle caste. Un
système qui a brisé le lien social et la profonde altérité qui étaient des
marqueurs sociaux essentiels dans cette société.
Avant le Chavisme, le Venezuela était un pays confronté à
d’importantes difficultés sociales et politiques, cela est indéniable. Mais
quel pays ne l’est pas ? Il avait devant lui des défis immenses de
réduction des inégalités, de justice sociale et d’ouverture indispensable d’un
paysage politique cloisonné par le pacte qui lui avait permis de retrouver le chemin
de la démocratie à la fin des années 50. Mais au lieu de s’attaquer
véritablement à ces problèmes structurels et profonds, le Chavisme n’est
parvenu qu’à creuser davantage le fossé entre les citoyens en érigeant la
polarisation des mentalités, la revanche et la suspicion au rang de culte
national. Il n’est parvenu qu’à isoler et à faire régresser un pays qui avait
tous les atouts et les ressources nécessaires pour jouer un rôle central et
fédérateur dans la région. Il n’est parvenu qu’à casser la volonté de toute une
population qui lui est désormais soumise, soit par une croyance aveugle dans
des promesses aussi simplistes que populistes, soit par défaut et par
défaitisme.
Il y a seulement quelques jours, questionné au sujet de la
dégringolade vertigineuse de la rente pétrolière qui soutient l’ombre de ce que
fut ce pays et continue de garantir les voies tout à fait pénétrables des
poches pleines de la caste au pouvoir, la dernière saillie du dauphin,
appliquant à la lettre le programme-testament d’autodestruction légué par
Chavez, il a répondu : « Dieu pourvoira »… Le pire d’une telle
déclaration ? La certitude que bon nombre de vénézuéliens (pro ou anti-chavistes)
pensent la même chose depuis longtemps. A trop prier pour obtenir un salut
divin ou un homme providentiel, c’est la volonté que l’on détruit et la
passivité que l’on nourrit. Et voilà un peuple qui se soumet, en attendant
Godot.
Je tiens à garder à l’esprit que le XXIème siècle n’est pas
religieux. Le XXIème siècle est celui de la confiscation du sentiment religieux
à des fins on ne peut plus temporelles, autrement dit, politiques. Mais, en
a-t-il jamais été autrement ? Force est de constater qu’après plus de 15
ans de Chavisme, la dignité des vénézuéliens a été largement érodée. Mais
aujourd’hui je ne peux que constater également, comment cette même population
prend une part de plus en plus active dans cette atteinte à sa propre dignité,
en se résignant et en déposant leur avenir dans l’hypothétique réponse à une
prière. Une attitude qui finit par en déresponsabiliser plus d’un. Voilà pour
moi la soumission dans toute sa splendeur.
D’aucuns souligneront, à très juste triste, que ce que je
viens de décrire à très grands traits pourrait et peut s’appliquer à bien d’autres
latitudes. Et ils auront parfaitement raison.
Mais tel est justement mon propos. Si M. Houellebecq a bien
écrit une œuvre de « fiction », il ne s’agit aucunement de
politique-fiction. Le scénario qu’il a transposé sur une France défigurée par
ses fantasmes de défaitisme et ses obsessions d’impureté culturelle, religieuse
et ethnique (et encore une fois je garderai pour moi la révolte que suscite en
moi sa névrose à l’encontre des femmes) est, hélas, une triste réalité dans de
nombreuses contrées du monde. Et le Venezuela n’en est qu’un exemple
particulièrement affligeant.
Si son travail pouvait avoir une utilité, ce serait peut-être celle de nous mettre en garde contre
une soumission qui nous guette tous. Non pas celle des femmes vis-à-vis des
hommes en regagnant leurs foyers voilées (touchée ! C’est plus fort que
moi…) ; non pas celle d’une population française qui a encore tout
récemment montré son profond et magnifique attachement aux valeurs de la
laïcité et de la liberté d’expression.
Non. Je pense plutôt à cette soumission qui se rapproche
davantage du défaitisme des vénézuéliens, celle qui détourne les citoyens des
urnes, celle qui fait perdre de vue que nous avons tous la capacité et même la
responsabilité de jouer un rôle –aussi modeste soit-il- dans l’élaboration du
sens pour notre présent et la construction de l’avenir, individuel et
collectif, celle qui lentement mais sûrement grignote et finit par détruire le
lien social : la soumission au pessimisme.
La France a les moyens, les ressources et le courage de
faire face aux enjeux et les défis qui sont les leurs, les réformes
structurelles nécessaires. D’ailleurs, si la classe politique actuelle et à
venir d’immenses responsabilités dans de nombreux chantiers, la responsabilité
face aux fractures sociales sont, elles, collectives. Et d’ailleurs à ce sujet,
beaucoup d’acteurs locaux et de la société civile n’ont attendu ni les
attentats de début janvier, ni le discours aux mots enfin justes du Premier
Ministre sur une réalité niée depuis trop longtemps, pour se mettre au travail
sur le terrain de l’intégration.
Pourtant, le danger de la soumission au panurgisme, incarnée
par la majorité silencieuse ou à la croyance aveugle, non pas en un quelconque
dieu, mais en une personnalité politique messianique et à fortiori populiste,
ne sont jamais très loin. Accordons cela à M. Houellebecq cette fois.