Après les terribles attentats de janvier nous avons traversé
ce que Pierre Rosanvallon a qualifié de « communauté d’effroi ». Un
tel électrochoc nous a conduits à éprouver la fin du sentiment de protection
dans lequel nous vivions et à prendre conscience de l’existence d’un véritable
danger terroriste interne, car il prend racine dans les dysfonctionnements et
se nourrit des fractures profondes et structurelles de nos sociétés.
Pour certains, dont je fais partie, cette situation est
également venu souligner avec violence l’urgence d’interroger en profondeur les
causes de ces fractures et de réinvestir le champ du politique, pour retrouver le
chemin du vivre ensemble et d’envisager la construction collective d’un avenir
commun.
Pourtant, la réponse qui a été apportée de façon massive,
comme si elle avait une sorte de pouvoir magique, est celle de la laïcité. Mais
s’il est important et même essentiel de rappeler les valeurs fondamentales de
la République, nous devons également garder à l’esprit qu’aucune loi n’est
immuable, qu’aucun acquis n’est définitif. Certes, la laïcité est devenue référent
essentiel de la république française, mais elle ne peut constituer –à elle
seule- l’unique réponse ou le rempart infranchissable face à l’envahissement
progressif de l’espace public par le religieux, et tout particulièrement sous
ses formes les plus violentes.
Partons donc de ce premier constat. La religion n’a de cesse
de progresser dans l’espace public : elle lance des « OPA hostiles »
sur les questions sociales, elle vampirise le discours politique en se
positionnant de plus en plus comme un arbitre face aux questions morales et
éthiques. Elle est dévenue le matériau même avec lequel les différentes
composantes du pays construisent des murs qui les scindent en communautés de
repli vivant de plus en plus en vase clos. Comment cela est-il possible en
dépit de la valeur réelle et symbolique que constitue la laïcité ?
Parce que c’est malheureusement ici que notre bonne vieille
loi de 1905 nous montre qu’elle comporte, malgré tout, certaines limites. Non
qu’elle ait perdu toute validité, bien au contraire. Mais ce qui est
indiscutablement une « loi de liberté », telle que voulue par Jaurès
et Briand pour pacifier la question religieuse de l’époque pour pouvoir
s’attaquer ensuite à la question sociale (qui au demeurant reste la même
aujourd’hui), est avant tout le fruit d’un compromis autant que d’un choix
politique : celui d’imposer la liberté aux religions par la séparation des
Eglises, notamment de l’institution catholique et de l’Etat. Mais s’arrêter à
ce niveau de constat, revient à oublier que dans le processus de sécularisation
menant à cette forme de modernité incarnée par la laïcité, l’Etat n’a pas été
le seul à se transformer, les religions ont été contraintes de le faire aussi.
Donc, au lieu de brandir la laïcité comme un bouclier ultime
face aux questions complexes posées par une société qui l’est tout autant, il
serait plus utile de rappeler qu’elle est aussi, et avant tout, le résultat
d’une longue évolution qui n’a pas été décrétée. La laïcité s’inscrit dans un
mouvement vivant, aujourd’hui en pleine mutation, tout comme notre société. Cette
loi a été l’aboutissement de la marche vers la modernité dans laquelle les
sociétés européennes se sont engagées et qui a permis à leurs citoyens de
prendre conscience qu’ils pouvaient être les acteurs de l’organisation de leurs
espaces publics et les concepteurs de leurs propres fins.
Mais aujourd’hui, force est de constater que certains
éléments de ces processus sont grippés.
L’Etat-nation que nous connaissons, issu également de cette
modernité, traverse de profondes transformations. En cause, des agents
externes : globalisation, construction européenne, financiarisation du
politique…, mais également internes, car les instruments d’intégration et de
cohésion sociale qu’il est censé mettre en œuvre et encadrer sont de plus en
plus défaillants (école, armée, marché du travail, accroissement de la ségrégation
urbaine. Et ce n’est pas M. Valls qui pourra dire le contraire !). L’Etat
n’apparaît donc plus aux individus comme cette incarnation du contrat social et
du principe de la représentation, cet arbitre régulateur de l’espace public et
par conséquent, garant du respect de la loi de 1905, excluant les religions de
cet espace.
Face à un tel constat, il nous appartient donc d’interroger
la façon dont les religions ne cessent de se répandre dans l’espace public.
Elles s’immiscent dans les vides laissés peu à peu par l’Etat et des outils d’intégration
et de cohésion sociale déficients. Et parallèlement à la réaffirmation
nécessaire –mais non suffisante- de la laïcité, nous évoluons au beau milieu de
discours déclinistes qui clament des prophéties auto-réalisatrices de décadence
à tous les niveaux. Mais s’il est indéniable que nous traversons un moment
critique, cette crise n’est pas la cause mais encore le symptôme de profondes métamorphoses
qui nous traversent aussi bien sur le plan individuel que sur le plan
collectif.
Chaque époque marquée par de grandes mutations fait émerger son lot d’inquiétudes tout aussi intenses
quant à ce que l’avenir peut réserver. De cette inquiétude qui ne trouve guère
d’écho dans l’offre politique actuelle, nait un sentiment de danger et un
mouvement de repli vers tout ce qui peut apparaître comme un refuge. Qu’il se
revendique communautaire ou culturel, ce repli se fait sans faille vers le
passé, vers une histoire idéalisée qui aura pour vertu de pourvoir en repères
et surtout en sens. Car le propre de notre essence humaine est la quête de
sens. Or l’Histoire a ce pouvoir rassurant d’être déjà constituée, d’être un
récit poétique et politique qui peut ainsi donner vie et corps à une société
qui se sent partir à la dérive. Et notre histoire passée étant emplie de
religion, la facilité des réponses transcendantales qu’apportent les croyances religieuses
sur ce que l’avenir nous réserve, a l’effet d’un bon bain chaud qui finit par
engourdir l’autonomie et la conscience d’une société.
Mais avant d’en venir à la quête de sens et à la nécessité
du lien social, primordiales pour tout individu et du rôle que le politique
doit y jouer, faisons, nous aussi, un petit retour en arrière pour tenter de
comprendre les processus à l’œuvre pour mieux faire la différence entre les
causes et les effets de ce retour du religieux et ce que le politique peut y
faire.
Au commencement était
la sécularisation…
Laissez-moi donc vous raconter une petite histoire.
Il était une fois des sociétés –européennes- qui, à la
faveur de révolutions livrées dans le sang et l’encre, ont entrepris une longue
marche vers la modernité. Mais après tout, qu’est-ce que cela veut dire
exactement ?
Cela veut dire qu’à la faveur de ces évolutions, souvent
traumatiques, elles se sont engagées dans un processus d’appropriation de leur
propre devenir. Autrement dit, nous assistons à l’avènement des sociétés
autonomes : formées d’individus conscients de leur dimension historique,
susceptibles d’engendrer, d’organiser et de gérer le lien social et la chose
publique au temps présent, et surtout qui se découvrent capables de produire
leur propre devenir en se projetant à travers des discours collectifs, qui ne
leur sont plus imposés par un dessein divin extérieur.
Difficile de dater le début de ce processus qui n’a pas été
décrété mais s’est produit de lui-même. Toutefois, la révolution de 1789 marque
un hiatus historique majeur car avec elle nait ce que nous appelons aujourd’hui
« l’espace public ». Cet espace nous intéresse tout particulièrement
car c’est en lui et pour lui que va se construire la chose politique. Par là
nous devons comprendre, les éléments humains, théoriques, rhétoriques et très
factuels qui vont faire lien entre les institutions et les individus incarnant
l’Etat et l’ensemble de la société, qui à l’heure de la modernité, est ce qui
prime par-dessus tout. En plaçant au centre du tissu social un individu capable
d’agir et de produire sa propre destinée, les Lumières constituent un autre
moment clé de cette longue évolution historique, encore en construction.
Mais pour qu’un tel processus prenne toute sa cohérence sur le
temps long et sur le plan collectif, cela suppose l’interaction positive entre
trois principes fondamentaux (les mauvais esprits verront peut-être la trace
d’une trinité divine…) :
- La représentation
- La reconnaissance (indissociable de la modernité plurielle)
- La laïcité
1.
La
représentation : Fondement incontestable de la démocratie. C’est grâce
à ce système, émanant du contrat social, qu’un ensemble d’individus constitués
en société décident, de leur propre volonté, de déposer leur capacité à gérer
la chose publique en un certain nombre de représentants censés incarner les
valeurs, les idéaux et les projections qui sont également les leurs. Mais pour
que ce contrat social fonctionne, en tant que fondement de notre démocratie
moderne, il suppose un lien de confiance suffisamment fort entre
individus/citoyens et représentants. Cette confiance n’est pas aveugle, il
n’est pas question de foi. Elle a besoin d’être nourrie par la construction
d’instruments de cohésion et d’intégration opérants, capables à leur tour de
nourrir en continu le lien social, de le faire évoluer en fonction de nouveaux
éléments arrivant, de contingences critiques ou encore de changements
structurels importants.
Aujourd’hui nous sommes confrontés à une extrême fragilité du lien de
confiance, indispensable au principe de représentation, et surtout la profonde
érosion des instruments de cohésion et d’intégration sociale à remplir leur
rôle. De telles défaillances, nourries par le tarissement progressif d’un offre
politique de moins en moins en phase avec la réalité, les fractures et les
clivages qui traversent notre société, ont pour effet d’affaiblir
dangereusement le principe de représentation.
2.
La
reconnaissance : Voilà qui peut paraître évident, du moins dans nos
sociétés occidentales. Il s’agit de la nécessité pour tout individu d’être
reconnu dans ce qui le rend unique et en même temps, capable de faire partie
d’un plus grand ensemble d’individualités, afin d’atteindre sa propre
réalisation. Basé sur la construction de rapports de reconnaissance réciproque,
ce principe constitue un élément central de l’articulation sociale,
indissociable du principe de représentation[1]. En
permettant la construction d’une dimension publique de l’individu, la reconnaissance
implique un processus complexe et en constante évolution.
Du fait de sa dimension juridique et morale, la reconnaissance assoit
l’universalisme du droit en établissant l’égalité de principe entre les
personnes. Or, nous trouvons ici l’un des dysfonctionnements majeurs de notre
société à l’heure actuelle : l’universalisme du droit se craquèle
face aux demandes particularistes et aux défaillances d’un système où l’égalité
de principe des individus est de moins en moins garantie par les mécanismes
censées le faire. L’accroissement constant des inégalités sociales et
économiques dans notre société illustre l’urgence de cette problématique.
Sur son versant culturel, qui sous-tend la solidarité, le principe de
reconnaissance nous permet d’envisager la modernité des valeurs. Autrement dit,
il nous permet de recueillir et d’intégrer, au sein d’une communauté humaine,
un très large éventail de contributions et des trajectoires des sujets qui la
composent, la nourrissent et la font avancer. C’est le pluralisme de la
modernité, censé être incarné – car représenté – par les institutions
structurantes d’une société, par essence composite. Ce présupposé n’est valable
que dans le cas d’une société autonome ; c’est-à-dire, sortie de l’unicité
factice imposée par les religions.
Une société autonome, moderne, pluraliste et juste doit pouvoir garantir,
à travers chaque versant de la reconnaissance, les conditions de la réalisation
aussi bien individuelle que collective. L’appréhension de ce phénomène évolutif
et complexe nous permet d’éclairer l’ensemble des blocages structurels et les
causes sociales qui sclérosent les mécanismes d’intégration censés la rendre
tangible tant sur le plan individuel que collectif. Mais elle doit surtout nous
permettre de trouver les clés de déblocage pour en finir, à terme, avec les
violations systématique des conditions de la reconnaissance.
3.
La
laïcité : Elle est l’expression juridique d’une décision, d’un choix
politique. Exception française, elle a été hissée au rang de valeur incarnant
la république. Pourtant, elle ne doit pas être entendue comme une nécessaire
disparition du religieux, mais comme un outil qui a permis d’inscrire dans la
loi l’autonomisation de la société et son émancipation séculière des diktats divins
qui entravent leur remise en cause ou les interrogations sur un système imposé
de l’extérieur.
Il est pourtant indispensable de ne pas tomber dans les pièges de la
facilité. Comme je l’évoquais précédemment, la laïcité n’est pas investie d’une
sorte de pouvoir magique inhérent et qui servirait de bouclier infaillible face
à tous les problèmes sociétaux : l’avancée des fondamentalismes de tout
bord, l’atomisation des individus, les défaillances structurelles du système
qui n’ont de cesse d’alimenter le repli identitaire et les populismes qu’il
engendre.
Pire
encore, en la manipulant et en la hissant ainsi sur un piédestal, où elle
devient une espèce de « relique républicaine » abstraite, on finit
par la vider de son sens politique, juridique et surtout social. Agir de la
sorte revient à transformer la laïcité en un redoutable outil de
« pureté » culturelle. La défense de la laïcité oui. Elle est même plus
que jamais nécessaire. Mais en la brandissant uniquement comme une chimère inatteignable,
c’est en piège que certains la transforment.
Face au constat de
telles défaillances, que faire ?
Nous sommes au beau milieu d’une nouvelle échéance
électorale qui est venue confirmer la place centrale que le FN a prise dans
l’échiquier politique français. Que faire face au désenchantement, au
désengagement et à l’indifférence qui se sont largement réinstallées maintenant
que « l’esprit du 11 janvier » est derrière nous ? Que
pouvons-nous faire face à cette montée du religieux, qui tire profit de toutes
les brèches laissées par l’inconséquence des discours et des actions de
l’ensemble des acteurs politiques, dans un espace public censé être sécularisé
et laïc depuis longtemps ?
Pour commencer, nous devons prendre conscience qu’aucune
réponse n’est simple face à des problématiques aussi complexes et mouvantes. Toutefois,
l’Histoire nous montre qu’il n’y a pas de fatalité. Des pistes pour ouvrir les
chantiers nécessaires existent, certaines depuis pas mal de temps déjà.
Nombreux sont les chercheurs qui se sont penchés sur ces problématiques et
produisent dans diverses disciplines autant de travaux attestant d’une
situation qui n’a cessé de se dégrader au cours de ces dernières années, à la
faveur des crises financières, économiques et politiques causant des dégâts
considérables sur le tissu social. Ces dégâts ont produit à leur tour un
processus d’érosion et d’usure de la confiance dans les institutions et les
individus censés les incarner, et ce, au beau milieu d’un moment charnière de
notre histoire. Un moment où les mutations qui font évoluer nos cadres sociaux
sont très profondes et vont à une vitesse vertigineuse.
Comment envisager alors un chemin différent de celui qui
nous conduirait à nous « fracasser » contre les forces les plus obtuses,
qu’elles soient politiques ou religieuses ? La réhabilitation des idées
politiques constituerait une bonne piste pour commencer.
Nul besoin de crier au non-sens. Les discours sont partout,
c’est indéniable. Les nouveaux media déversent sans répit des fils
ininterrompus de paroles. Il est vrai que nous vivons une époque de
« communication ». Mais dans cette ère où les mots semblent être
devenu rois, force est de constater qu’ils ont de plus en plus été vidés de
leur sens. Ou du moins déviés de leurs sens premiers à des fins de
« communication ». La politique d’ailleurs EST devenue de la
communication, au point de sembler être devenue une branche de plus de la
société du spectacle dans laquelle nous évoluons. C’est justement la raison
pour laquelle il est nécessaire de réhabiliter une idéologie politique aussi
solide que substantielle.
L’idéologie politique
pour faire sens
Moi, vous, nous tous, individus que nous sommes, avons
besoin de « sens ». La quête de sens est une constante humaine qui a
longuement marqué notre histoire. Par le passé, nombreux ont été ceux qui
trouvaient ce sens dans la transcendance que leur procurait le message
religieux : une explication sacrée et incontestable du monde et de la vie,
l’existence d’un « après » qui valorise certains et rend inutile le
sens inhérent à notre condition humaine et historique. A cette époque, pas si
lointaine, tous les aspects de la vie humaine étaient infusés de ces vérités
révélées et de leur poids sur les institutions qu’elles produisaient pour régir
les individus.
Toutefois, grâce au processus de modernisation, ayant
entraîné la sécularisation et par conséquent, l’autonomisation d’une société
comme la nôtre, notre organisation individuelle et collective n’a plus reposé
uniquement sur ce sens transcendant issu des religions. C’est ainsi que nous
avons assisté à l’émergence d’une idéologie de l’immanence : le
« sens » pouvait désormais provenir de notre for intérieur, de notre
propre conscience. Nous pouvons désormais construire par nous-mêmes le sens que
nous souhaitions donner à nos existences et par-delà à nos structures
institutionnelles et sociales. Et la politique, à travers l’idéologie est le
medium qui a permis la mise en pratique de cette prise de conscience, car c’est
elle qui crée le lien entre la société autonome et les gouvernants qu’elle
choisit pour les représenter.
Selon Marcel Gauchet, l’idéologie est le discours qu’une société
construit sur elle-même. Il est chargé tout à la fois d’expliquer son histoire,
engendrant ainsi la cohésion par la création d’un récit de racines communes, non
parce qu’elles sont identiques mais parce qu’on choisit de les partager, de les
mettre en commun. L’idéologie est le récit qui permet à une société de
justifier les choix qu’elle fait par son travail politique sur elle-même.
Autrement dit, d’organiser son présent. Mais elle permet aussi de fournir à
tous ses membres une définition de l’avenir, une projection commune, forcément
plurielle, fondée sur la reconnaissance des individualités, de ce qui nous lie
et qui nous permet de projeter vers où nous souhaitons aller ensemble. Elle
nous permet de construire des projets et des utopies qui donnent du sens à
notre passé, à notre diversité constitutive et à notre présent.
Les individus ont besoin de croire. Et la modernisation,
l’autonomisation de nos sociétés nous donnent le pouvoir de croire en
nous-mêmes et en notre capacité à construire des récits et des croyances
idéologiques qui, du fait de la richesse de nos individualités, ne peuvent être
que pluriels et contradictoires. Faut-il encore que l’espace public et les
institutions que nous y avons construites possèdent les instruments opérants pour
que cette pluralité et ces contradictions puissent s’exprimer et nous faire
avancer. L’espace public du débat est donc indispensable, sans que la cohésion
sociale soit pour autant mise en danger.
Toutefois, les idéologies ont été trop identifiées à
certains systèmes d’organisation sociale et politique, voire à certaines
époques, notamment à celle de la bipolarité. Lorsque nous sommes sortis de
cette période, nombreux ont été ceux qui ont déclaré les idéologies mortes et
révolues. La théorie auto-réalisatrice clamée par les prophètes de la
« fin de l’Histoire » et autres « chocs des civilisations »
avait ainsi un boulevard ouvert pour advenir : le triomphe de la démocratie
de marché où toute idéologie serait désormais remplacée par les mécanismes du
capitalisme sauvage, de la société du spectacle et de la communication
politique. Ces théories au sujet de la « mort » des idéologies ont
donc fonctionné comme des paroles performatives, car elles n’ont pas prédit la
suite, elles l’ont façonnée. Une ère de nouveaux messies dont le sens se réduit
à la célébrité virtuelle et éphémère ou à des promesses électoralistes et
populistes venait de commencer.
Cette période, dans laquelle nous vivons actuellement, se
prête ainsi à toute une série de « pathologies » sociales dont l’une
des plus significatives est celles de la chosification des individus. Culte de
la performance, virtualité des échanges, désagrégation du lien social. La
« société liquide » brillamment décrite par le philosophe Zygmut Bauman
est la nôtre. Celle où les interactions entre individus perdent peu à peu leur
sens pour se fondre dans ce nouvel esprit du capitalisme alimenté par la
société du spectacle. Celle où les pratiques sociales sont de plus en plus réduites
à l’utilité qu’elles peuvent représenter.
La crise de l’offre politique et la pratique technocratique
de la gestion gouvernementale nous a fait passer d’une société capable
d’engendrer des projets à celle d’une « société du projet ». Ces
mécanismes ont aussi vidé de leur sens les idéologies en tant que récits
collectifs porteurs d’une histoire, d’une culture plurielle et d’un projet
collectif de devenir. Alors qu’ils devraient occuper le temps court, comme le
temps long (par le triptyque « programme, projet, utopie »), les
cadres des classes dirigeantes actuelles se contentent tout au plus de
programmes quasi exclusivement centrés sur l’économie. Les chiffres comme
réponse unique aux problématiques complexes des individus et d’un corps social
toujours en quête de sens et d’harmonie collective.
Une grande partie de la classe politique actuelle a donc
pris le parti de ne plus construire de récit intégrant cette quête de sens
capable d’englober le temps court et le temps long. Ils ont ainsi perdu
« contact » avec la réalité de ceux qu’ils sont censés représenter et
la capacité à leur parler des malaises qui traversent, clivent et polarisent de
plus en plus nos sociétés. Seules les formations politiques à dimension
populiste occupent aujourd’hui ce terrain. Non qu’elles soient davantage en
contact avec leurs concitoyens, mais parce que faute de vouloir participer au
processus d’évolution de la modernité, en proposant une idéologie de
l’immanence, leurs représentants se servent de ces malaises pour construire un
discours empli de crainte. Crainte de l’Autre, de l’avenir, de la pluralité et
de la contradiction qui sont les moteurs mêmes de notre autonomie.
C’est donc parce qu’elle est l’expression de la pluralité,
l’essence même de la modernité qui nous caractérise, et parce qu’elle rend
possible la contradiction dans une société que l’idéologie politique est plus
que jamais nécessaire.
C’est d’ailleurs pour ces mêmes raisons que le recours au
religieux, pour remplacer les espaces vides laissés par les idéologies passées,
ne peut en aucun cas fonctionner. D’une part, parce que la religion est
incapable de produire une définition de l’avenir concret d’une société. En
règle générale, elle se contente de promettre « le paradis » aux
seuls fidèles qui en seraient dignes. D’autre part, la religion est incapable
d’expliquer les processus historiques qui nous ont façonnés. Elles se
contentent des révélations transcendantales, autrement dit, extérieures à nos
capacités en tant qu’individus. La religion n’a pas vocation à expliquer ni à
interroger. Elle accepte encore moins la contradiction, conflit moteur des
sociétés modernes. Enfin, la religion ne permet ni l’émancipation ni
l’autonomie des personnes en ce qu’elle nie la pluralité des individualités qui
composent par essence une société. Elle impose une vérité divine et
incontestable, extérieure aux individus.
L’abandon de la production idéologique a laissé toute la
place à des tentations de repli, procurant une illusion de sens et de sécurité
face à une histoire qui fait place à un éclairage de moins en moins manichéen.
L’image d’uniformité jacobine et de mission civilisatrice est le produit de
l’évolution d’un récit qui a servi à la construction d’une identité collective depuis
des siècles. Mais avec l’avancée des sciences sociales et la contradiction
induite par la modernité, ce récit fantasmé « un et indivisible »
montre son versant de métissage et de diversité. Pour certains, ce dernier
constitue une immense richesse que nous devons enfin intégrer à l’historicité de
notre société, d’autres voient des signes de décadence et cherchent à restaurer
une pureté culturelle qui n’a jamais existé.
L’impératif de performance, la désagrégation du lien social,
la vitesse et la violence avec laquelle certains changements se produisent laissent
une bonne partie de la population avec un profond sentiment de perte de
repères. Autant de malaises qui traversent et clivent profondément notre
présent et rendent encore plus attrayante la tentation de repli pour un nombre
croissant d’individus.
La société du spectacle, à travers les fils d’information en
continu et sa quête effrénée de « temps de cerveau disponible » de
citoyens réduits à des simples spectateurs, rend notre présent de plus en plus
anxiogène. Autant de fissures empruntées par les expressions religieuses de
plus en plus radicales et les discours populistes. Tous deux tirent profit et
gagnent du terrain à partir d’un présent dont le sens peut faire défaut et
d’une profonde crise de confiance en l’Autre et en nous-mêmes, qui sape les
fondements mêmes du principe de représentation.
Enfin, l’abandon de la production d’une idéologie politique
se fait également ressentir par rapport à la façon dont nous nous projetons
dans l’avenir. Depuis quelques décennies déjà, en raison des nombreux processus
que nous avons évoqués précédemment, nos classes dirigeantes ont lentement mais
sûrement pris la voie de la technocratisation. Pour bon nombre d’entre eux, nos
dirigeants se comportent davantage en gestionnaires de l’intérêt d’une chose
publique totalement désincarnée, incapables ou réticents à parler à leurs
concitoyens de leurs problématiques structurelles comme de leurs malaises
quotidiens. Ce que les religions ou les populistes savent très bien capter car
ils maîtrisent parfaitement l’art de l’appropriation et de la manipulation de
problèmes on ne peut plus réels, pour les transformer en sanctuaires illusoires
emplis de fausses promesses et de sens dévoyés.
Mais contrairement à ce que pensent nombre de nos dirigeants
actuels, y compris parmi les plus brillants d’entre eux, la réponse face à la
montée de la bigoterie et des extrémismes politiques qui polarisent de plus en
plus notre société ne peut se résumer à des fausses pistes sécuritaires, à
terme liberticides. La réponse ne peut certainement pas se résumer à des
chiffres et des courbes ; car ces derniers ne sont là que pour quantifier
des vies bien réelles. Ces chiffres ne pourront jamais se substituer au devoir
que nos dirigeants ont, et plus largement le reste de la classe politique, de
nous fournir les éléments et les institutions nécessaires à la construction
collective d’un avenir. De notre avenir. La réponse ne peut se résumer à des
injonctions simplistes faites à la population en invoquant des valeurs vidées
de leur sens, une république illusoire, mais qui en réalité est mal en point,
en profonde crise, en pleine mutation. Ils ont perdu leur sens de la
responsabilité qui leur incombe : de pourvoir, non seulement en moyens
matériels et en services à la population, mais aussi en sens et en vision
d’avenir.
Un avenir qui nous paraît de plus en plus sombre. Or le plus
grave, ou le plus triste, dans cette situation est qu’à force de chercher ainsi
à maintenir le calme social à tout prix, ils ne font qu’alimenter les filières
de recrutement vers tous les extrémismes. Car si les citoyens « lambda »
n’ont pas forcément le vocabulaire le plus adéquat pour mettre en mots la
complexité de notre situation actuelle, ils la ressentent au quotidien et c’est
au quotidien qu’ils vivent en chair et en os les conséquences très concrètes qu’elle
comporte. Il est donc essentiel et urgent que nos dirigeants actuels et à
venir, cessent de se fourvoyer avec des fausses réponses. A travers un parcours
historique d’une grande richesse, la population française a pu acquérir une
culture politique et démocratique digne de ce nom et est en droit d’exiger que
ses dirigeants en soient à la hauteur.
Il est grand temps donc de réinvestir le champ politique en
réhabilitant l’idéologie, en ce qu’elle a de plus noble.
Le moment est d’autant plus propice que cette
« crise » que nous traversons, ne constitue en aucun cas une
condamnation au déclin. Elle est au contraire une opportunité pour comprendre
ce qui nous arrive et pour mieux agir ensemble.
D’abord comprendre. Car en effet, bien qu’ayant perdu sa
fonction politique dans nos sociétés, la religion n’a pas disparu pour autant. La
laïcité ne signifie ni n’a vocation à signer la fin de la religion, elle vise
uniquement à séparer le pouvoir politique du fait religieux, qui se voit ainsi
circonscrit à l’espace privé et perd ainsi sa capacité normative de l’espace
public. La religion a d’autant moins disparu qu’elle a subi elle-même de
profondes transformations parallèlement au processus de modernisation. Plus
exactement, elle a connu un double changement :
·
Au contact du développement idéologique par le
passé, la religion a intégré le langage de l’idéologie dans son fonctionnement.
·
En se voyant circonscrite à la sphère privée par
la loi instaurant le principe de laïcité, elle s’est redéfinie comme une
croyance individuelle, comme une opinion personnelle parmi d’autres.
Ce qui permet donc à la religion de regagner du terrain aujourd’hui
c’est l’intense mutation que vit le rapport entre le privé et le public. Nous
connaissons ce qui pourrait même être qualifié d’une redéfinition des
frontières entre espace public et espace privé. Nous assistons à l’extension du
domaine du privé qui rend de plus en plus floues les frontières de l’espace
public pour des raisons louables d’une part, comme par exemple l’exigence croissante
de transparence et de responsabilité à laquelle nos dirigeants sont de plus en
plus soumis. D’autre part, il est indéniable qu’il existe également des raisons
plus contestables telles que la virtualité des rapports sociaux, la place grandissante
dans un certain espace public des opinions et même de la vie privée de millions
de personnes grâce aux réseaux sociaux, processus largement récupéré et relayé
par les media grand public.
En accédant de nouveau à un certain niveau de répercussion
publique, la religion peut de nouveau s’emparer des questions sociales, voire
politiques, en investissant leur versant moral et éthique.
Si un tel « retour en grâce » est possible c’est
aussi à cause de l’affaiblissement de deux principes hautement symboliques du
système républicain. D’une part la représentation connaît une profonde crise,
comme nous l’avons précédemment évoqué. D’autre part, la crise du suffrage, que
la désaffection constante des urnes illustre parfaitement. Les taux d’abstention
montrent que les citoyens croient de moins en moins au pouvoir du suffrage, au
contrat social qu’il est censé incarner en délégant leur souveraineté aux
représentants choisis, à qui ils font de moins en moins confiance. Pourquoi ?
Car ils se sentent délaissés par des institutions défaillantes, incapables de
les faire participer à la construction du sens tant convoité, incapables de
leur parler de leur malaise, incapables de remplir leurs fonctions
d’intégration des pluralités, incapables de fournir un espace public de
véritable débat contradictoire, incapables de leur proposer un chemin d’avenir
collectif dans lequel ils pourraient se projeter. Sans oublier la crise
systémique de l’offre politique que nous connaissons et qui se reflète dans la
faiblesse argumentative des programmes des formations politiques d’aujourd’hui.
Et c’est l’ensemble du système qui vacille, en perdant ainsi une bonne part de
sa charge symbolique.
Sur le plan sociétal, c’est via la fissure béante de la
chosification des individus et de la mise à mal de la reconnaissance mutuelle
dans les échanges sociaux, que la religion se (re)positionne en valeur refuge
face à la « toute puissante » réussite matérielle, érigée en nouvelle
vérité « révélée » par le nouvel esprit du capitalisme et la société
du spectacle.
Enfin, l’instrumentalisation de l’Histoire par une certaine
frange de la classe politique et des media de masse sert aussi de marchepied à
cette réintroduction du religieux. Ils ne se servent plus de l’Histoire pour
expliquer la complexité des processus qui nous traversent et que nous vivons au
quotidien, mais l’exploitent au contraire comme une arme pour prôner leurs
conceptions étroites d’une identité nationale fantasmée et déconnectée des
réalités des individus qui composent la communauté nationale. D’où la recherche
d’un lien identitaire avec le passé que certains prétendent assouvir avec la
religion car, lorsque nous regardons en arrière dans notre Histoire, la
religion tient hélas une part plus que conséquente. Mais un tel regard ne peut
être que simplificateur.
D’où le besoin de recréer un lien de conviction avec
l’Autre, pour qui il est et pour ce qu’il est ; non en raison de croyances
religieuses partagées ou au contraire, inspirant le plus souvent la crainte
pour cause d’ignorance. D’où encore et toujours la nécessité d’un
réinvestissement du champ politique et un tel besoin ne concerne pas que les
dirigeants et autres responsables politiques. Elle nous concerne tout autant.
Il s’agit donc de réhabiliter l’idéologie politique en ce
qu’elle a de plus noble : en permettant de parler aux membres d’une
société des malaises et des fractures qu’ils ressentent et vivent au jour le
jour. L’idéologie qui permet de leur proposer une vision du futur, un projet de
devenir collectif, en mesure d’inclure toutes les composantes et aspirations,
aussi diverses soient-elles, qui constituent nos sociétés modernes et
complexes. Employée à bon escient, elle peut s’avérer être un outil de
responsabilisation et d’émancipation, précieux pour retisser les liens de
confiance et d’espérance dans l’ensemble de la communauté nationale.
Les attentats terroristes du mois de janvier ont déclenché
une prise de conscience, mais il serait dommage de s’en tenir là, incapables de
sortir de l’effroi que nous avons partagé. La république démocratique en France
n’est pas en plein déclin, elle est en pleine mutation. A nous de saisir cette
formidable opportunité et de ne pas laisser libre cours aux échappatoires
religieuses, intégristes ou populistes. Notre autonomie, notre capacité de
comprendre d’où nous venons, ce que nous construisons et vers où nous
souhaitons aller, nous a coûté énormément d’efforts, de vies et de sacrifices.
Nous l’avons acquise en portant des valeurs tout aussi précieuses et
respectables que celles clamées par les religions ou par ceux qui infantilisent
le peuple à travers le populisme.
Il est grand temps que certains cessent d’exploiter la
grandeur passée de la France et la chimère de son retour. Il est grand temps de
rendre à cette société sa capacité à croire qu’elle est riche de ses
bigarrures, de son métissage, de son cheminement, mais surtout qu’elle peut de
nouveau agir sur son devenir sans tutelle aucune.
[1] Pourtant,
cette « évidence » a été théorisée assez récemment dans les sciences
sociales par le philosophe et sociologue allemand Axel Honneth.