Raphaël Aline, mieux connu sous son pseudonyme d’artiste
« Seize Happywallmaker », s’installe pour commencer ce qui est prévu
pour être une interview et qui prendra très vite l’allure d’une conversation à
bâtons rompus. Il a le regard clair et perçant de ceux qui voient loin ;
pas forcément en termes de distance, mais dans le détail. Sa voix, douce et
posée ne vient en rien contredire les attitudes presque mutines de celui qui,
malgré les vicissitudes de la vie qui ne sont étrangères à aucun quarantenaire,
a su conserver intacte son âme d’enfant et son geste primal en peinture.
Il affirme volontiers ne pas être un « intellectuel »,
mais sa curiosité insatiable et ses innombrables voyages
« intérieurs » lui permettent d’avoir un propos aussi profond que
lucide sur le monde qui l’entoure et sa place, en tant qu’individu et en tant
qu’artiste.
Je vous invite donc à découvrir l’univers haut en couleurs sous
forme de parcours initiatique que nous propose Seize Happywallmaker.
Rayon Gamma © Seize Happywallmaker
Notre échange s’ouvre assez naturellement sur les diverses façons
dont les murs ont toujours « parlé » à travers l’Histoire et le monde.
On les a fait « parler » pour dire souvent ce que les individus ne
peuvent ou n’osent exprimer autrement.
Raphaël : Les murs qui parlent sont le reflet d’une
croisée des chemins car à travers les murs et la rue, il y a des expressions
politiques.
Lorsque j’ai découvert le graffiti au milieu des années 80 à
Paris, j’ai découvert que les précurseurs du graffiti en France étaient issus
de la bourgeoisie parisienne. A l’époque, avant les magazines spécialisés et
internet, la seule source d’information qu’on avait par rapport au graff et au
tag c’était New York. Or les seuls qui y avaient accès c’étaient ceux qui
pouvaient y aller. C’est comme ça que les précurseurs, comme Bando (dont les
parents étaient avocats et pouvaient beaucoup voyager), ont ramené un style
particulier au début des années 80 mais, à New York ça avait déjà commencé dans
les années 60. Le graff et le tag sont arrivés en France 20 ans après les
débuts à New York et par conséquent nous avions largement de quoi nous inspirer.
Par la suite, au début des années 90, toute cette mouvance
se développe dans un « melting pot » social où se retrouvent aussi bien
ceux qui viennent des familles bourgeoises comme ceux qui viennent de banlieue.
C’était un grand mélange de milieux sociaux et toutes origines confondus.
Adriana : Et
toi, comment es-tu arrivé dans cette mouvance ?
R : Venant de Sarcelles, j’étais déjà dans le melting
pot. C’était une évidence pour moi, ça devait arriver. C’est ce qui nous a fait
vivre tout au long des années 90. Le hip-hop a été salvateur pour moi, ça a été
un équivalent des beaux-arts (auxquels on n’avait pas accès dans nos cités). Autrement
dit, grâce au hip hop on s’est mis à s’intéresser à la danse, au chant (par le
rap), au dessin (par le graffiti). Des ateliers s’organisaient… Aujourd’hui on
voit beaucoup de gens connus très spécialisés dans chacun de ces domaines, mais
à l’époque on touchait à tout !
C’est là-dedans que j’ai grandi et je conserve encore cet
« esprit hip hop » que j’aime particulièrement, car il est fait de
rencontres, d’échanges mais aussi de défis et de compétition.
A : Celui des
« battles »…
R : Oui exactement, celui des battles. Mais c’est aussi
cet état d’esprit qui se retrouve par exemple dans le rugby où les joueurs
pendant tout le match vont se rentrer dedans, de toutes leurs forces, mais à la
fin ils vont se serrer la main et aller boire une bière ensemble.
A : Je suis tout
à fait d’accord avec toi. D’autant qu’aujourd’hui on confond assez facilement l’esprit
de compétition et celui d’émulation. Toi, ce dont tu parles c’est de
l’émulation : des gens qui certes s’affrontent mais dans un but
positif : celui de se dépasser et de devenir meilleurs dans ce qu’ils
font.
R : Dans la battle tu te bats d’abord contre toi pour
pouvoir justement évoluer, grandir et y arriver. Et quand je me suis mis à
faire mes réseaux c’était dans cet état d’esprit là : « qu’est-ce que
je peux faire pour donner une claque
à tout le monde en suivant mon propre processus » et à force de travail et
de progression j’y suis arrivé. J’ai donc commencé à manier des formes géométriques
avec beaucoup de couleurs.
La couleur justement. Lorsque vers la fin des années
90-début des années 2000 je me suis intéressé à la couleur, j’ai regardé ce qui
se faisait sur la scène du graffiti à ce niveau, notamment grâce aux magazines
et aux débuts d’internet. A l’époque, graffeurs et taggeurs faisaient surtout
des têtes de mort, des armes, des choses très sérieuses comme ça. Et de mon
côté, je me suis dit que j’allais arriver avec un esprit « fisher
price », avant tout pour faire chier tout le monde !!
A : Ah donc une
bonne dose d’esprit de contradiction !
R : En bonne partie oui. Et puis à l’époque mes enfants
étaient très jeunes et à la maison il y avait des jouets partout. Des jouets de
toutes les couleurs de l’arc en ciel. En les regardant, j’ai eu envie
d’utiliser ces couleurs brillantes des jouets pour bébés. Voilà, c’était
parti !
Ceci dit ça, ce n’était que le postulat de base, le point de
départ. Par la suite j’ai rencontré des personnes qui ont été capables de me
dire ce que je faisais vraiment, sans en avoir encore conscience. Parce que là,
tu me poses une question et c’est ma conscience qui s’exprime et te répond,
mais inconsciemment il se passe beaucoup de choses d’une autre envergure. Grâce
à ces rencontres avec des personnes intelligentes et intéressantes j’ai pu
réaliser que toutes ces couleurs se résument à la lumière, que ce sont des
codes de lumière. Et ça a été une vraie révélation.
On m’a expliqué « Comme Soulages travaille sur la
lumière, tu travailles aussi sur la lumière mais avec le code de l’arc en ciel
et avec ça tu nous fais comprendre que la lumière est vivante, la lumière est
douée de réflexion, qu’elle est une expression de la vie et ton travail va bien
au-delà de ce que tu penses faire partager »
A : C’est drôle
que tu me dises ça parce que l’une des premières fois que j’ai pu voir l’une de
tes œuvres, ça m’a fait penser à cette expérience que nous avons tous fait à
l’école, en cours de physique. Le jour où le prof ramène un prisme pour
expliquer les propriétés de la lumière. C’est ce jour où il arrive à rendre son
cours super intéressant en faisant ce qui nous semblait presque un tour de
magie : il approche le prisme du faisceau de lumière qui entre par la
fenêtre et là, c’est magnifique. Il y a l’arc en ciel qui apparaît sous nos
yeux !
Ton travail m’a fait
penser à cette expérience. Du coup, j’ai commencé à t’envisager comme si toi, à
travers ton travail de création, tu faisais le prisme qui nous permet de voir des
choses qui autrement sont invisibles à nous yeux ou passeraient inaperçues.
R : C’est exactement ça. Mon travail est le prisme de
ce que je ressens, de ce que je fantasme, du moins de ce que je voudrais
ressentir. Mais le coup du prisme c’est génial parce que cette petite
expérience te permet de découvrir quelque chose qui a toujours été là, mais là
on te le met sous les yeux. C’est ce que je fais avec ma peinture mais ce sont
ces rencontres humaines dont je parlais qui m’ont permis de le comprendre. C’est
seulement à partir de ce moment que j’ai commencé à comprendre le processus qui
pouvait être le mien pour créer des œuvres et depuis je ne fais plus confiance
à mon esprit conscient.
Aujourd’hui, j’ai une confiance extrême en mon inconscient
qui est beaucoup plus grand et beaucoup plus intelligent que moi. Depuis tout
petit j’ai cette capacité à être dans la lune. Après avoir fait une séance
d’hypnose récemment, la thérapeute me disait à quel point je suis un bon client
car je pars très vite et très loin ! Et moi de lui répondre que depuis
tout petit on me reproche de rêvasser, d’être dans mon monde. Mais en réalité
ce défaut que l’on m’a toujours reproché, est en réalité ma force.
Je t’assure que lorsque je peins, je ne pense à rien. Ma
tête est « vide » ! Enfin, je crois ne penser à rien… Mais en
tout cas c’est grâce à ce processus que ce fameux rayon de lumière trouve son
prisme.
A : C’est
justement cet état de « flottement » que tu décris qui est très
impressionnant. Car en préparant notre échange je suis allée voir les rares
interviews que tu as pu accorder et cet aspect revient assez souvent. Je ne
sais pas si c’est le bon mot pour le décrire, mais tu dis travailler dans une
sorte d’état de transe où tu ne penses pas vraiment. Or en voyant tes œuvres, avec
une telle harmonie de couleurs, de précision dans les structures, on a
l’impression que c’est calibré, que c’est réfléchi, alors que ce n’est pas le
cas. C’est tout de même impressionnant !
R : Tu demanderas à n’importe quelle personne qui est
mélomane mais qui n’est pas musicienne, d’écouter un morceau dans lequel s’est
glissée une fausse note. Cette personne sera capable de la repérer, mais
comment si elle n’est pas musicienne ? Je pense est que l’inconscient est harmonie et, de ce fait, il permet à
la personne de repérer là où l’harmonie fait défaut. Nous avons tendance à
pense que c’est notre conscience qui est capable de reconnaître ce genre de
choses alors que c’est surtout notre inconscient, à mon avis.
Tu pourras demander à mon entourage proche et on te dira que
je suis bordélique, que j’oublie la moitié des choses dont je devrais me
souvenir… Mais quand je peins, c’est au millimètre. L’équilibre structurel,
l’équilibre des couleurs sont là et tout est à sa place sur ma toile. Parfois
ça marche, parfois ça marche un peu moins bien, mais c’est en tout cas le but
recherché. Et il est vrai que l’on peut avoir l’impression, au vu du résultat,
que c’est le fruit d’un calcul, mais ce n’est pas le cas. Et c’est la raison
pour laquelle je pense que l’inconscient est harmonie et que je le crois plus
grand que nous.
Je fais souvent un rêve où je suis devant un grand tableau
et je fais des formules comme Einstein !! Des trucs incroyables et je suis
persuadé que je sais ce que je fais, que je suis en train de travailler. Et
quand je me réveille, je suis incapable de te faire une division !
Je ne suis ni un écrivain, ni un philosophe, ni même un
intellectuel, mais quand tu arrives à converser avec ton inconscient, des
choses incroyables en ressortent. Des questionnements qui ont fini par me
conduire à être en relation avec des philosophes et des intellectuels qui me
contactent grâce à mon travail. Et nous avons entamé un vrai dialogue, alors
qu’on ne fait pas partie de la même sphère. Ce dialogue est possible malgré les
différences dans nos moyens d’expression, nous trouvons dans ces échanges de
quoi nous enrichir.
A : Evidemment
ce n’est pas à toi que je vais apprendre qu’il existe de nombreuses de façons
d’exprimer des émotions, des pensées, des réflexions, des interrogations. A
chacun son moyen d’expression.
R : Comme ce n’est pas une démarche consciente et
intellectuelle de ma part, je suis toujours surpris de ce que je parviens à
exprimer grâce à la peinture. De plus, l’image donne du ressenti
supplémentaire, il y a quelque chose en plus…
Catabase © Seize Happywallmaker
A : Un
supplément d’âme. Je trouve que c’est effectivement quelque chose que l’on
ressent très fort en observant tes œuvres. Au sujet de ton travail justement,
je sais qu’aujourd’hui tu as avancé et qu’actuellement tu explores les
mandalas. Mais les réseaux ont incontestablement été une phase très importante et
je voudrais savoir ce qu’ils représentent pour toi.
R : Je vais d’abord te répondre sur le plan technique.
En ce moment je travaille beaucoup sur les mandalas parce que j’ai besoin de
travailler la symétrie. Je ne pourrais pas te dire pourquoi mais j’en ressens
le besoin. Mais parfois, entre deux mandalas, je fais un réseau. C’est comme
une phase de respiration. Comme lorsque tu cours, à un moment donné tu as
besoin de faire une vraie pause pour mieux pouvoir repartir ensuite. Et en ce
moment les réseaux me servent à ça : ils sont mes moments de respiration.
A : Tiens
donc ! C’est devenu tellement naturel pour toi qu’ils constituent tes
moments de pause et de respiration ?!
R : Et oui, ça vient tout seul… A force d’être dans le
symétrique du mandala, je me fais un petit réseau et voilà ! Je respire. Donc
le réseau sort et là je peux me remettre au travail sur le mandala qui me
demande beaucoup plus de réflexion. Un mandala va me prendre environ 10 jours,
un réseau va me prendre 2/3 jours.
Sur le plan artistique, réseaux et mandalas sont en réalité des
variantes graphiques d’une même réflexion artistique. Différentes versions qui
parlent toujours de cheminement, de connexions… C’est la même chose pour moi,
sauf que le réseau est un peu plus simple de lecture. Il fait office de plan un
peu plus lisible. Et ça me fait du bien de pouvoir alterner entre les deux.
A : Est-ce une
réelle volonté de ta part, ou du moins t’es-tu posé la question de la
continuité de tes réseaux ? Parce que je t’avoue qu’il m’est arrivé très
souvent de regarder tes réseaux et de les continuer presque instinctivement
dans ma tête. Est-ce qu’il s’agit là d’une réaction que tu recherches ?
R : Oui, ça me fait très plaisir ce que tu me dis parce
que c’est l’effet recherché. Ce ne sont pas des objets finis. J’essaye d’en faire
une vraie proposition : « voilà un départ, à vous de voir où ça
pourra vous mener, où vous voulez aller » J’aime bien ce côté interactif,
participatif.
A : C’est
justement ce que j’aime dans tes réseaux, le fait de se sentir un peu
« acteur », de ne pas être un observateur complètement passif
R : Souvent je laisse volontairement un trait qui
s’arrête au bord du tableau. Parfois des acheteurs me demandent de continuer le
trait du tableau sur le mur qui s’en va ensuite vers une autre pièce. C’est
fait pour ! J’ai une série comme ça qui s’appelle les « Modul“Air” »,
jeu de mots avec modulaire, parce qu’ils le sont ! Ce sont toujours les mêmes outils qui s’imbriquent les uns dans
les autres, ensuite c’est à l’imaginaire de chacun de continuer. C’est surtout
vrai pour les réseaux, moins pour les mandalas. Parfois les gens me demandent
« c’est dans quel sens » ? Je leur réponds : « ça va
dans le sens que vous voulez » ! Je leur dis de quelle manière je les
vois et s’ils veulent le mettre dans le sens de l’artiste ils peuvent le faire,
il y a la signature en bas à droite et ils peuvent garder ce sens. Mais je suis
complètement ouvert à ce qu’ils posent l’œuvre dans le sens qui leur parle le
plus.
A : Et quand tu
travailles dans la rue, lorsque tu fais un mur, même si je sais que tu le fais
un peu moins en ce moment, comment se passe le contact avec les passants qui
t’abordent ?
R : En général ce sont des retours très positifs. Sur
cent personnes, il y en a peut-être une qui va me demander « mais
qu’est-ce que ça veut dire ? ».
Une fois une dame m’a dit que j’étais un « chromothérapeute
urbain », ça m’a fait tellement marrer que je l’ai marqué dans mes
diplômes : docteur en sciences chromatothérapeutiques urbaines ! Quand
je fais les esquisses souvent ce sont des adultes qui viennent me voir, mais
dès que j’applique les couleurs, là c’est au tour des enfants. Dès que je peins
en public–et c’est le but recherché- les gens se posent beaucoup de questions.
Mais tu as soulevé un point intéressant quand tu disais
qu’en ce moment je peins moins à l’extérieur. La dernière peinture que j’ai
faite à l’extérieur remonte au mois d’août dernier, donc ça fait plusieurs
mois. J’ai parfois des phases comme ça où je peins moins à l’extérieur. Mais si
je le fais moins en ce moment c’est surtout parce que je prends le temps d’une
grande réflexion au sujet du Street Art en général. Sans vouloir rentrer dans
la critique facile, je cherche un positionnement clair par rapport à tout ça.
C’est pour ça que pour l’instant je me consacre à mes tableaux, ça me permet de
réfléchir pour savoir ce que je veux amener dans la rue : est-ce que je
vais dans l’institutionnel (ndlr : fresques/murs commandés par des
institutions telles que des écoles, mairies, etc.), est-ce que je fais dans
« l’illégal » ? Comment je me positionne ? Est-ce que je
fais les deux ? Il y a en tout cas une vraie question à se poser à ce niveau-là,
parce que j’ai l’impression que le Street Art se trouve à un tournant. Il est
en train d’évoluer, de changer. Il y a beaucoup d’artistes qui s’interrogent sur
cette évolution et j’en fais partie.
Je prends le temps d’avoir cette réflexion justement parce
que j’ai reçu beaucoup de propositions de la part d’institutions. Je sais que d’un
côté il faut savoir accepter les transformations du contexte dans lequel tu
évolues, mais pour l’accepter il faut la comprendre et en ce moment je ne la
comprends pas vraiment.
A : Tu fais
référence à la « récupération » par des institutions de quelque chose
qui, jusqu’il n’y a pas si longtemps, était bannie et illégale ? Dans les
années 90 il y a même eu une « guerre » déclarée contre le graff et
le tag, considérés comme du pur vandalisme…
R : Dans les années 80 on était des parias ou presque. Aujourd’hui
encore il y a des taggeurs que l’on appelle toujours vandales et qui prennent cher.
Et moi j’arrive et, sous prétexte que c’est de l’art, on me donne carte
blanche. Donc face à un tel fonctionnement, je m’interroge. Est-ce que je
rejoins le mouvement vers les galeries, avec du chauffage où tout est bien
propre ou je retourne dans la rue ? Ce qui est sûr est que je ne
retournerai pas sur les trains ou sur les rails, à mon âge il ne faut pas pousser !
Je parle surtout de retourner vers ce qui est en adéquation avec les racines de
ce qui constitue un mouvement pour moi.
Je me permets d’ailleurs de faire glisser un peu le sujet.
Mais on me demande souvent : « est-ce que tu fais du Street Art, du
graffiti, etc. ? Ce à quoi je réponds que je fais du
« post-graffiti ».
A : J’allais
justement te poser la question pour savoir où tu te situes au milieu de toutes
ces appellations, nouvelles et anciennes : Street Art, Urban Art, tag,
graffiti... On ne sait plus vraiment.
R : Par rapport à mon évolution je me situe dans le
Post-Graffiti. Mon travail aujourd’hui est la suite logique de ce que j’ai fait
dans les années 80 à savoir du tag et du graffiti. Cette évolution est le fruit
de ma réflexion. Je me suis demandé comment est-ce que je pourrais continuer
mon travail tout en étant en accord avec moi-même et en faisant des choses qui
me correspondent vraiment ?
D’ailleurs, tous les artistes que j’apprécie s’inscrivent
dans cette lignée : Eltono, Erosie, pour ne citer qu’eux. Ces artistes, je
ne les connais que de nom, mais je suis l’évolution depuis une quinzaine
d’années et j’apprécie toujours leur travail. Et tout comme moi, ils ont
commencé par faire du tag et du graff et ont connu une démarche semblable à la
mienne.
A : Maintenant
je voudrais aborder le fait qu’il y ait plusieurs niveaux dans ton travail. Ce
qui frappe en premier c’est l’explosion de couleurs, puis vient l’invitation à
partir et à continuer ta proposition de chemin. Le mandala va nous plonger dans
la sérénité ou dans la réflexion, selon notre état d’esprit. Mais en cherchant
à dépasser cette surface, déjà très riche, il y a encore énormément de choses
qui se passent dans ton travail.
R : Globalement il s’agit d’une recherche d’équilibre :
au niveau graphique, au niveau de la mise en place des couleurs ainsi qu’une
mise en équilibre vis-à-vis de la structure que j’entends mettre en place.
C’est ce que je considère comme le côté « adulte » du tableau. La
phase des couleurs représente le côté « enfant ». Ce qui ajoute un équilibre
« enfant »/« adulte » aussi. Chacun de mes tableaux est
donc une addition de plusieurs équilibres qui viennent se juxtaposer les uns
sur les autres, ce qui fait que les gens sont interpellés de 7 à 77 ans. Cela
me vient naturellement, ce n’est pas une démarche consciente de ma part. Je le
constate lorsque je suis en train de peindre dehors : un enfant s’approche,
puis une personne âgée avec une canne et à chaque rencontre, le dialogue se
fait sur les mêmes bases ! Certes avec des mots différents, mais ce sont
les mêmes réflexions.
Mon travail étant une juxtaposition d’équilibres et basé sur
la géométrie, celui qui observe mes tableaux est conduit alors vers le symbole.
A : Enfin le
symbole ! C’est justement là où je voulais en venir dans ton travail.
R : Pour moi le symbole n’est pas du tout une démarche
intellectuelle –je me répète encore- ou consciente de ma part. J’ai juste eu la
chance de pouvoir utiliser 3 lettres : le triangle, le carré et le cercle.
Je les utilise de différentes façons pour « écrire » en peinture ce
que je veux partager.
A : C’est drôle
parce que tu me parles de formes, comme si c’étaient des lettres !
R : Mais pour moi mon alphabet n’a que trois
lettres ! La preuve, j’arrive à écrire des petites histoires avec !
A : Même des
grandes !
R : En tout cas, des histoires qui parlent à tout le
monde. Ceci dit, s’il est vrai qu’il n’y a « que » trois lettres, ça
serait simplifier de s’arrêter là. C’est comme en langage binaire : il n’y
a que des 1 et des 0 et pourtant tu vois la complexité à laquelle on arrive.
Moi j’en ai trois, alors tu imagines !
A : Les
combinaisons sont infinies !
R : Tout ce qui est possible et imaginable. Prenons un triangle :
il peut évoquer une relation à trois, il peut évoquer une pyramide, le triangle
des Bermudes…
Pour le cercle c’est pareil. Il peut évoquer la plénitude,
la protection, etc. Et lorsque tu mets un rond et un carré on obtient quoi
alors ? Et bien c’est le spectateur qui le définit, ce n’est pas moi. Je
suis juste là pour dire que j’ai mis des formes ensemble, mais pour le reste
vous vous débrouillez !
A : C’est
intéressant que l’on aborde cet aspect car parmi toute la richesse que propose
ton travail, j’ai décidé de m’attacher à cette question de la symbolique qui
est très forte dans tes œuvres. J’ai retenu cet aspect parce que le langage est
ce qui m’interpelle le plus, d’autant lorsqu’il a une dimension symbolique
aussi forte.
R : Je pense que pour l’inconscient, individuel et
peut-être même collectif, la langue est quelque chose de bien trop basique. Il
nous faut partir vers des choses plus universelles.
A : C’est exactement
là où je voulais en venir. Le symbole a une force qui dépasse la langue. Je ne
sais pas si tu connais l’étymologie du mot symbole ? Parce que je suis
allée la chercher en préparant cet entretien. Je tenais à m’assurer que j’étais
sur le bon registre de lecture de ton travail.
R : Non, tu vas me l’apprendre !
A : Le mot symbole
vient du grec ancien et il veut dire : mettre ensemble, joindre. Il veut
également dire échanger, se rencontrer, expliquer. C’est impressionnant à quel
point il regroupe tout ce que tu viens d’expliquer au sujet de ton travail.
J’ai été vraiment frappée lorsque j’ai trouvé cette étymologie parce que le
langage symbolique qui se dégage de ton travail est très fort. Je te laisse
imaginer ma surprise en y retrouvant tous les éléments qui constituent tes
œuvres !
R : C’est fou ! Je ne savais absolument pas ce que
ça signifiait et pourtant c’est exactement ce que je t’ai expliqué sur mon
travail !
A : Exactement.
D’ailleurs sur mes notes de préparation je n’ai pas pu m’empêcher
d’écrire : « difficile de ne pas voir une coïncidence avec les
réseaux et les mandalas, permettant d’échanger, de (se) rencontrer, de se
rejoindre ou de joindre des points dans l’espace ou des points de vue… »
R : C’est justement pour ça que je te parle du dialogue
que je peux avoir avec mon inconscient, parce que si tu avais eu la possibilité
de l’interroger directement, il t’aurait répondu dans ces termes.
A : C’est donc
qu’ils commencent à bien se parler ces deux-là, ton conscient et ton
inconscient !
R : Et oui ils commencent à bien communiquer ces
deux-là. Mais je pense que c’est important pour tout le monde d’avoir cette
connexion entre son esprit conscient et l’inconscient parce qu’il y a vraiment
une clé là-dedans. C’est incroyable le nombre de choses qu’on fait
inconsciemment. Et lorsqu’on s’intéresse à ce domaine, on se rend vite compte
que l’on ne contrôle pas grand-chose, si ce n’est rien…
A : Je te
propose maintenant de jeter un coup d’œil à sa définition. Le symbole est
« un objet sensible qu’on pose à côté d’une réalité abstraite qu’il est
destiné à représenter ». Autrement dit, un symbole serait quelque chose
qui nous permettrait de traduire le monde qui nous entoure. Et je trouve que de
nouveau ce postulat s’applique très bien à ton travail. Il nous plonge vraiment
dans le langage symbolique et c’est peut-être la raison pour laquelle il
interpelle autant. En d’autres termes, en plus de l’harmonie des couleurs et de
ce qui vient nous plaire de prime abord, tu proposes aussi des niveaux de
lecture qui vont bien au-delà de ces premières impressions. Tu poses des
questions et tu laisses la liberté aux spectateurs de trouver des traductions
de ce qui se passe autour d’eux par le biais de tes œuvres.
R : A leur tour donc de faire parler leur inconscient
et leur ressenti face aux œuvres. Ce sont des choses qui se passent hors de
notre champ de compréhension, un peu comme les pôles magnétiques qui ont une
influence sur nous mais que nous ne voyons pas. Il s’agit justement de cet état
d’esprit. Nous avons d’un côté le monde invisible de celui qui crée l’œuvre, de
l’autre, le monde invisible du spectateur et au milieu il y a le symbole qui
unifie les deux.
A : Finalement,
on pourrait dire que ce symbole entre les deux leur permet de se parler.
R : C’est exactement ça. C’est un repère dans le monde
visible.
A : On revient alors
au prisme, qui permet de rendre visible des choses qui ont toujours été là mais
que nous ne voyions pas.
R : C’est ça : le prisme du monde invisible et
visible. Après les croyants et les non croyants y mettront ce qu’ils voudront,
je n’ai aucun problème avec ça. Ça peut venir d’où ou de qui chacun le
voudra !
A : Justement,
puisque tu évoques les croyants et les non croyants, l’actualité récente des
attentats commis en janvier dernier fait resurgir avec beaucoup de force les
interrogations et la réflexion autour du religieux et aussi de l’engagement.
Alors je ne pouvais pas ne pas te poser la question : est-ce que tu penses
que les artistes, que l’art, doivent être engagés ?
R : Je pense que n’importe quel artiste, n’importe
quelle forme d’art est engagée dès le départ. Car une image est une action, par
conséquent l’engagement est là. Le geste en lui-même est en soi une déclaration.
Le geste artistique est en soi une main tendue vers l’autre.
Pour beaucoup l’art engagé serait un art avec un message
ouvertement politique : « attention au FN ou à toute autre forme
d’extrémisme, ou à la capitalisation des choses ». Je comprends cette
version des choses, mais je pense que l’engagement peut être aussi esthétique. Donc
je pense qu’un seul coup de crayon sur une feuille c’est déjà être engagé. Ce
qui pour moi règle la question. Je ne crois pas aux artistes non engagés parce
que pour moi nous le sommes tous. Après certains artistes sont politisés, mais
pour moi ça c’est différent. L’engagement se fait donc dès la genèse.
A : Et si
jamais tu te sens en mesure de partager la façon dont tu as, en tant
qu’artiste, vécu ces attentats de janvier dernier à Paris et en région
parisienne, peux-tu nous en dire quelques mots ?
R : Personnellement je ne m’en suis pas encore remis. J’avais
le sentiment d’avoir une relation directe avec ces dessinateurs, c’est comme
s’ils avaient tué une partie de mon enfance. J’ai grandi avec Cabu, avec
Wolinski. Je me souviens de mon père qui cachait les numéros de Hara Kiri en
haut de l’armoire. Donc au-delà de tout ce que ça représente et de tout le symbole,
ces évènements m’ont touché sur un plan plus intime et personnel.
Et si on avait dit à Cabu et à Wolinski qu’il y aurait des
chefs d’Etat et de gouvernement, des représentants religieux dans un cortège
qui leur rendrait hommage, ils n’y auraient pas cru. C’est un joli pied de nez
finalement. C’est incroyable, tous ces gens qu’ils pouvaient combattre se sont
réunis pour leur rendre hommage. Ceci dit sous couvert d’une unité nationale
qui a effectivement eu lieu et qui nous a remis du baume au cœur, même à moi,
il y a eu beaucoup d’hypocrisie aussi. Ce qui ne m’empêche pas de de penser que
ceux qui se sont joints à cet hommage l’ont fait dans un élan dont tout le
monde avait besoin.
Bref, tout ça pour en revenir au fait que je ne m’en suis
toujours pas remis. Ce qui est dommage, et ça ne concerne pas que la France
c’est un peu partout pareil : il faut en arriver à des extrémités telles
pour réaliser notre chance, que finalement c’est bien où nous vivons.
Pourquoi inclure cet
entretien dans mon blog ?
Parce qu’au-delà du
parti pris esthétique qui me ravit, j’aime la réflexion et les interrogations
qui se dégagent du travail de R.A. J’aime accepter ses propositions au voyage
intérieur, à la rencontre de notre inconscient individuel et collectif. J’aime
la façon dont il fait entrer en collision chromatique ce qui nous est le plus
accessible et quotidien, avec ce qui nous demande de l’introspection et nous
questionne parfois très profondément. J’aime sa confiance inébranlable en son
inconscient, ce qui pour moi va délicieusement à contre-courant de notre
société actuelle du « tout-contrôle ». J’aime ses plans et ses
mandalas qui sont autant d’invitations pour partir à la recherche intérieure et
pourquoi pas, à la découverte de nos propres inconscients et des richesses
qu’ils recèlent.
J’aime sa recherche
de la lumière à un moment où les obscurantismes de tout bord cherchent par tout
moyen à nous aveugler. J’aime sa manière de nous rendre actifs dans la
contemplation de ses œuvres qui sont autant de prismes et de symboles nous
permettant de mieux comprendre le monde qui nous entoure, l’Autre et surtout,
nous-mêmes. J’aime l’humanité qui se dégage de son travail où, étrangement la
figure humaine est largement absente, mais il parvient à y inscrire ce qu’il y
a de plus propre à l’être humain : le langage symbolique dans tout ce
qu’il a de plus complexe et de plus intuitif pour tout un chacun. J’aime tout
simplement que son travail m’arrache indéfectiblement un sourire et que ce
sourire, soit souvent partagé.
Entrez donc dans le
ballet chromatique de Seize Happywallmaker et ne vous laissez surtout pas
guider. Suivez votre propre lapin blanc et soyez Alice dans les mille et un labyrinthes
qu’il nous propose. Suivez votre propre chemin de briques jaunes (ou la couleur
qui vous plaît le plus) et vous ferez sans doute des rencontres inattendues.
Qui sait !
Jamaïcain Davidstar © Seize Happywallmaker
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