lundi 26 janvier 2015

Sumisión



Avant toute chose, je me dois de commencer par dire clairement que non, je n’ai pas lu le dernier roman de Michel Houellebecq. Je ne l’ai pas lu, et au risque de choquer certaines têtes bien faites (et bien pensantes) je n’ai nullement l’intention de gaspiller mon temps (et encore moins l’argent que je n’ai pas) dans une telle lecture. J’estime, en toute humilité, que lorsqu’on a à ce point besoin de faire un travail thérapeutique sur soi tel que M. Houellebecq, le principe analytique –sans parler de la décence- voudrait que l’on paye un professionnel qualifié pour ce faire. Au lieu de quoi, il préfère coucher sur papier (parfois avec un certain talent, certes) ses angoisses, dysfonctionnements personnels, sociaux et ce sont ses lecteurs qui payent pour « son » travail sur lui-même.

Je vais essayer de ne pas perdre mon fil, car « son » travail, en particulier en ce qui concerne son rapport avec les femmes laisse pour le moins à désirer. En partant donc de cet état de fait, je n’ai aucunement l’intention de me livrer à une quelconque critique de son dernier ouvrage. Toutefois, j’ai suffisamment lu de critiques et autres présentations pour savoir quel est son propos.

Que vous ayez fait un petit séjour sur mars entre la fin 2014 et le début 2015, juste avant les attentats qui ont touché la France ou que vous soyez simplement allergique aux « évènements » littéraires en général et ceux qui concernent un écrivain en quête effrénée de célébrité en particulier, si vous avez raté le propos de la « Soumission » par Houellebecq, en voici un bref résumé.

Le roman se veut une tentative de politique-fiction. Il présente une France, post présidentielles de 2017, où nous assistons à l’avènement d’un président de confession musulmane issu d’un parti islamiste « modéré ». Il rend possible ce scénario en imaginant une alliance entre les principaux partis de gauche et de droite pour faire barrage à la montée inéluctable du Front National. Et voilà la France transformée en république islamique. Voilà l’inextricable problématique du chômage résolue grâce à la soumission des femmes qui regagnent les foyers portant le stigmate ostentatoire de cette soumission : le voile. Voilà une société, incarnée par un personnage principal qui cède individuellement, mais apparaît avant tout comme un miroir grossissant d’une société entière qui finit par baisser les bras et se soumettre, non pas à une croyance religieuse rognant allègrement sur des lois séculaires et des valeurs laïques longuement construites et parfois mêmes arrachées à la vindicte générale. Non, il s’agit bel et bien d’une population qui cède, puis se soumet à la passivité.

Et voilà ce qui personnellement m’intéresse dans un tel propos. Car entendu ainsi, le propos de M. Houellebecq n’a absolument rien d’une politique fiction. Il suffit de relever les yeux et de regarder par-delà quelques frontières quelque peu oubliées pour constater que de telles marques de soumission existent déjà et ne concernent pas forcément des sociétés phagocytées, asservies et soumises par des instrumentalisations politiques de la religion, mais par la passivité.

Et là, je dois avouer que le propos de « Soumission » m’a irrémédiablement fait penser au Venezuela.

Le Venezuela : un pays qui s’est soumis de lui-même à un mirage « révolutionnaire » porté, promis et incarné par feu Hugo Chavez. L’espoir et les attentes étaient là et ils étaient immenses et justifiés, lorsqu’en 1998 Chavez accède pour la première fois au pouvoir par les urnes. Ils étaient toujours aussi vivaces lors de l’adoption d’une nouvelle constitution en 2000. Mais ils ont depuis longtemps été trahis par sa quête toujours plus insatiable de pouvoir.

Pourtant, Hugo Chavez incarnait littéralement une « révolution » sociale et politique, dont ce pays avait tant besoin. Non pas celle qu’il a si bien vendu à bon nombre de vénézuéliens, dans ses discours interminables parsemés juste ce qu’il faut de justice sociale et de réduction des inégalités. Il a incarné à merveille le personnage qui grimpe du plus bas au plus haut de l’échelle en dépit de ses origines miséreuses, de ton teint basané et de son langage plus que « fleuri ». Il a été sa première et principale vitrine de revanche sociale pour tous ceux que le « développement » du pays avait sciemment laissés sur le bord de la route.

Il lui fallut à peine une décennie pour anéantir un système politique, déjà corrompu et malade, pour instaurer en lieu et place un règne populiste et autoritaire basé sur un socle de plus en plus solide de soumission. Premièrement, de soumission de toute cette large partie de la population qui n’avait jamais connu autre chose que la marginalité grâce à un « programme » simple et simpliste : « croyez en moi et je pourvoirai ». Voilà qui rappelle inévitablement un autre discours bien rôdé depuis quelques millénaires déjà… Et je ne pense pas seulement au loto ! Il les a soumis en leur confisquant même leur identité : « je suis le Peuple et le Peuple est Chavez ».

Puis, il a entrepris et parvenu à soumettre le reste de la population à grands renforts d’humiliations quotidiennes, de menaces à peine voilés, de vengeances mesquines. Il lui fallut à peine une décennie pour briser la volonté et la capacité de résistance d’une population qui n’avait pas souvent eu l’occasion de s’en servir, ayant pendant longtemps fait figure d’îlot « démocratique » durant les heures les plus sombres de la région.

Aujourd’hui, je regarde le Venezuela et la passivité malheureuse d’une population qui, d’un côté attend toujours l’arrivée de son ticket gagnant et le retour de son messie. De l’autre, le reste, qui ne trouve plus la ressource morale, faute de toute autre ressource, pour résister sainement et se soulever contre un système toujours autant gangrené par la corruption, même si désormais elle en bénéficie à une nouvelle caste. Un système qui a brisé le lien social et la profonde altérité qui étaient des marqueurs sociaux essentiels dans cette société.

Avant le Chavisme, le Venezuela était un pays confronté à d’importantes difficultés sociales et politiques, cela est indéniable. Mais quel pays ne l’est pas ? Il avait devant lui des défis immenses de réduction des inégalités, de justice sociale et d’ouverture indispensable d’un paysage politique cloisonné par le pacte qui lui avait permis de retrouver le chemin de la démocratie à la fin des années 50. Mais au lieu de s’attaquer véritablement à ces problèmes structurels et profonds, le Chavisme n’est parvenu qu’à creuser davantage le fossé entre les citoyens en érigeant la polarisation des mentalités, la revanche et la suspicion au rang de culte national. Il n’est parvenu qu’à isoler et à faire régresser un pays qui avait tous les atouts et les ressources nécessaires pour jouer un rôle central et fédérateur dans la région. Il n’est parvenu qu’à casser la volonté de toute une population qui lui est désormais soumise, soit par une croyance aveugle dans des promesses aussi simplistes que populistes, soit par défaut et par défaitisme.

Il y a seulement quelques jours, questionné au sujet de la dégringolade vertigineuse de la rente pétrolière qui soutient l’ombre de ce que fut ce pays et continue de garantir les voies tout à fait pénétrables des poches pleines de la caste au pouvoir, la dernière saillie du dauphin, appliquant à la lettre le programme-testament d’autodestruction légué par Chavez, il a répondu : « Dieu pourvoira »… Le pire d’une telle déclaration ? La certitude que bon nombre de vénézuéliens (pro ou anti-chavistes) pensent la même chose depuis longtemps. A trop prier pour obtenir un salut divin ou un homme providentiel, c’est la volonté que l’on détruit et la passivité que l’on nourrit. Et voilà un peuple qui se soumet, en attendant Godot.

Je tiens à garder à l’esprit que le XXIème siècle n’est pas religieux. Le XXIème siècle est celui de la confiscation du sentiment religieux à des fins on ne peut plus temporelles, autrement dit, politiques. Mais, en a-t-il jamais été autrement ? Force est de constater qu’après plus de 15 ans de Chavisme, la dignité des vénézuéliens a été largement érodée. Mais aujourd’hui je ne peux que constater également, comment cette même population prend une part de plus en plus active dans cette atteinte à sa propre dignité, en se résignant et en déposant leur avenir dans l’hypothétique réponse à une prière. Une attitude qui finit par en déresponsabiliser plus d’un. Voilà pour moi la soumission dans toute sa splendeur.

D’aucuns souligneront, à très juste triste, que ce que je viens de décrire à très grands traits pourrait et peut s’appliquer à bien d’autres latitudes. Et ils auront parfaitement raison.

Mais tel est justement mon propos. Si M. Houellebecq a bien écrit une œuvre de « fiction », il ne s’agit aucunement de politique-fiction. Le scénario qu’il a transposé sur une France défigurée par ses fantasmes de défaitisme et ses obsessions d’impureté culturelle, religieuse et ethnique (et encore une fois je garderai pour moi la révolte que suscite en moi sa névrose à l’encontre des femmes) est, hélas, une triste réalité dans de nombreuses contrées du monde. Et le Venezuela n’en est qu’un exemple particulièrement affligeant.

Si son travail pouvait avoir une utilité, ce serait peut-être celle de nous mettre en garde contre une soumission qui nous guette tous. Non pas celle des femmes vis-à-vis des hommes en regagnant leurs foyers voilées (touchée ! C’est plus fort que moi…) ; non pas celle d’une population française qui a encore tout récemment montré son profond et magnifique attachement aux valeurs de la laïcité et de la liberté d’expression.

Non. Je pense plutôt à cette soumission qui se rapproche davantage du défaitisme des vénézuéliens, celle qui détourne les citoyens des urnes, celle qui fait perdre de vue que nous avons tous la capacité et même la responsabilité de jouer un rôle –aussi modeste soit-il- dans l’élaboration du sens pour notre présent et la construction de l’avenir, individuel et collectif, celle qui lentement mais sûrement grignote et finit par détruire le lien social : la soumission au pessimisme.

La France a les moyens, les ressources et le courage de faire face aux enjeux et les défis qui sont les leurs, les réformes structurelles nécessaires. D’ailleurs, si la classe politique actuelle et à venir d’immenses responsabilités dans de nombreux chantiers, la responsabilité face aux fractures sociales sont, elles, collectives. Et d’ailleurs à ce sujet, beaucoup d’acteurs locaux et de la société civile n’ont attendu ni les attentats de début janvier, ni le discours aux mots enfin justes du Premier Ministre sur une réalité niée depuis trop longtemps, pour se mettre au travail sur le terrain de l’intégration.

Pourtant, le danger de la soumission au panurgisme, incarnée par la majorité silencieuse ou à la croyance aveugle, non pas en un quelconque dieu, mais en une personnalité politique messianique et à fortiori populiste, ne sont jamais très loin. Accordons cela à M. Houellebecq cette fois.

jeudi 15 janvier 2015

Et maintenant, on fait quoi ?



Ça y est, nous y sommes. Le moment de l’union nationale, où le temps semblait suspendu, a fini par passer. La mer humaine qui a déferlé sur les rues de France, qui a scandé, pleuré et chanté la liberté et les valeurs constitutives de la République a fini par se retirer. Ainsi, elle a rendu d’autant plus visibles les fissures et autres fractures qui ont largement contribué aux tragédies qui se sont déroulées la semaine dernière.

Il nous faut donc réaliser que nous y sommes, dans cet « après », avec son lot d’interrogations, de doutes et de questionnements. Un « après » qui nous renvoie en pleine figure un « et maintenant ? »

Le moment de l’émotion pure et de la sidération passé, nous voici donc confrontés à la réalité des profondes lignes de fracture qui parcourent la République. Cette République qui, en France, a depuis longtemps dépassé le stade d’un « simple » système d’organisation politique. Une République que nous avons voulu dépositaire et incarnant des valeurs que bien d’entre nous avions quelque peu perdu de vue, hypnotisés que nous étions par des courbes, des taux et des chiffres économiques.

Loin de moi l’idée de considérer, ni même de suggérer que l’économie n’a guère d’importance. La crise financière, puis économique que nous traversons depuis 2008 a eu des séquelles sociales et politiques bien réelles, dont nous avons tous été les témoins. Parfois même bien plus que ça. Certains d’entre nous avons même directement souffert des conséquences en termes de chômage, d’exclusion ou de baisse du niveau de vie.

Mon propos ici est de souligner le fait que depuis des années, les amas de chiffres, de courbes, projections et autres notations ont peu à peu pris le pas sur un discours politique déjà fortement déclinant. Un discours technocratique indéchiffrable, aux accents exclusivement économiques, a supplanté les réponses politiques aux problématiques sociales et humaines qui sapent petit à petit les fondations mêmes de la République. Et ce n’est pas Oncle Bernard qui me contredirait ! Lui qui s’est longtemps battu pour que l’économie redevienne un outil au service du politique, lui permettant d’accomplir l’un de ses principaux devoirs envers la société républicaine : la création et la préservation du lien social.

Le moment est enfin venu de se poser des questions (si possible les bonnes !) et de laisser place à la recherche de réponses lucides et construites.

Je vous livre donc ici quelques pistes de réflexion, nées du constat en introduction, pour apporter mon petit grain de sable à ce débat essentiel qui devrait nous occuper, voire nous préoccuper, au-delà des premières réponses sécuritaires.

Réinvestir le champ du politique
Si nous pouvons aujourd’hui constater que le discours politique et social a été délaissé au profit du tout économique, c’est aussi en grande partie parce que la source intellectuelle, fondamentale à la construction d’un tel discours s’est, elle aussi, quelque peu tarie ces dernières années. Et ce n’est pas faute de contributeurs, mais davantage à celle d’un trop fort cloisonnement que nous avons laissé s’installer entre décideurs et intellectuels, coupant ainsi les voies de dialogue nécessaires à l’évolution du système.

Il me paraît ainsi primordial d’ouvrir un chantier de (re)construction d’un discours politique avec une identité donnant à la population les moyens de s’identifier. Un discours en mesure de se faire l’écho des problématiques sociétales réelles, d’y apporter des réponses et de susciter l’adhésion des citoyens en ouvrant des espaces de dialogue et de débat qui nous font tant défaut aujourd’hui.

Des formations politiques porteuses d’une identité et d’un projet de société spécifiques permettent d’éviter le jeu des amalgames, dont se servent aujourd’hui les extrêmes pour construire leur discours du « tout contre, tous les mêmes, tous pourris », se dédouanant ainsi à leur tour de proposer aux citoyens un véritable projet de société.

Donner du sens aux profondes mutations et à la marche effrénée du monde dans lequel nous vivons est en grande partie la responsabilité de nos élites politiques.

Donner du sens et introduire une dimension collective aux grands enjeux qui impactent le quotidien de notre société, c’est donner des armes à tout un chacun pour résister face aux tentations de repli communautariste et identitaire.

Donner du sens à la réalité sociale française, pour qu’en lieu et place des fractures mises en avant et de plus en plus exploitées à des fins électoralistes, nous soyons également capables de voir une grande richesse largement sous-estimée (voire méconnue) : notre diversité.

C’est historiquement ce qui a toujours fait la grandeur et la force de la France : sa capacité à accueillir et à incorporer différentes cultures et parcours dans le creuset des valeurs républicaines. A ce stade il s’agit de faire face à l’enjeu majeur de relancer, non pas la croissance, mais les mécanismes de l’intégration républicaine. Car il nous faut regarder en face la nécessité de trouver de nouveaux moyens de voir en l’Autre ce qui fait ses particularités, mais aussi ce qui le rend semblable et qui nous lie.

Réinvestir le champ éducatif
Lorsqu’il est question de mécanismes d’intégration, il en est un par excellence : l’éducation. Mais là encore, il nous faut réinvestir ce champ éducatif, en souffrance depuis longtemps. Pour que l’école républicaine redevienne un lieu de construction du lien social et de dialogue, dans le partage des valeurs constitutives de la nation et non plus seulement un lieu de transmission de savoirs arides, cloisonnés et déconnectés des besoins de repères de perspectives d’une jeunesse de plus en plus vulnérable.

L’enjeu est de taille.

Il nous faut commencer par accepter que cette institution réclame à corps et à cris une réforme en profondeur. Loin des querelles corporativistes diverses et variées qui ont toujours opposé une résistance féroce à une telle réforme, il est urgent que l’école remplisse sa fonction première d’espace d’acquisition des aptitudes essentielles à l’apprentissage et d’environnement d’intégration, générateur de lien social.

Nous sommes confrontés à un « système éducatif » qui se transforme peu à peu en système marchand, où les enseignants deviennent de simples pourvoyeurs d’un service et les étudiants de simples consommateurs, où la course folle à l’accumulation des connaissances décontextualisées devient la norme.

Il serait grand temps qu’il redevienne un lieu de transmission de valeurs républicaines et laïques, un lieu de partage et de débat critique, où les enseignants réinvestiraient avec fierté leur rôle, essentiel dans la société, en redevenant des référents et des pourvoyeurs de repères pour les futurs citoyens.

Réinvestir le champ idéologique
« La nature a horreur du vide », dit-on. La fin du monde bipolaire, l’avancée triomphante du capitalisme aux quatre coins du monde, une nouvelle vague de mondialisation, la dématérialisation des échanges et des communications ne sont que quelques-uns des éléments qui ont conduit à un effondrement des cadres idéologiques. Or, les processus et les « entreprises » politiques sont-ils toujours à l’œuvre ; et dans de nombreux pays, à des mesures et de niveaux différents, ce sont les religions qui sont venues remplir ce vide.

Le sentiment religieux a été et continue d’être utilisé pour combler le vide idéologique et répondre à la quête de sens face aux grandes mutations que nous vivons depuis quelques décennies. Les plus profondes et rapides que nous n’ayons peut-être jamais connues.

Mais en dépit de cet effondrement idéologique les peuples, eux, n’ont jamais cessé la quête de sens. C’est le propre de tout individu. Faute de sens politique et idéologique, les religions et toute autre forme de communautarisme permettant de recréer l’illusion du sens et des repères, ont elles également profité de cette brèche pour s’emparer du champ politique.

Un jeu à somme nulle s’installe ainsi de plus en plus souvent, dans de plus en plus de pays, touchant de plus en plus de « communautés » en manque de sens, de repères et de projet politique et social viable auxquels ils pourraient adhérer. Un jeu dans lequel des sombres desseins politiques se parent de religion, car des vérités révélés sont moins facilement contestables que n’importe quelle idéologie d’origine séculaire. Un jeu dans lequel des chiens de garde du sentiment religieux s’emparent du politique pour atteindre leurs objectifs bassement prosélytes.

La réponse « miracle » n’existe pas. Raymond Barre la demandait déjà en 1980, après l’attentat de la rue Copernic à Paris, mais elle n’existe toujours pas après les attaques de la semaine dernière.

Répondre à la violence aveugle du terrorisme par le sacrifice de libertés si âprement conquises au nom du tout sécuritaire ou encore exclusivement par la voie militaire, ne seront jamais qu’autant de graines de chaos supplémentaires qui seront semées.

Répondre au terrorisme implique également et peut-être surtout de regarder en face les lignes de fracture de nos sociétés. Il est de notre responsabilité d’être capables de voir en quoi elles sont révélatrices de problématiques profondes, porteuses de défis majeurs, mais aussi d’immenses richesses. Et conscients de nos faiblesses et de nos échecs, mais aussi de nos forces et de nos capacités, nous serons en mesure de réinvestir les champs essentiels à l’articulation un discours qui nous permettrait enfin de nous battre à armes égales contre cette « pathologie de la communication » qu’est le terrorisme.

Tel est l’enjeu de notre génération.

samedi 10 janvier 2015

Le chant des sirènes



« Tu rencontreras d’abord les Sirènes qui charment tous les hommes qui les approchent ; mais il est perdu celui qui, par imprudence, écoute leur chant (…) Les Sirènes le charment par leur chant harmonieux, assises dans une prairie, autour d’un grand amas d’ossements d’hommes et de peaux en putréfaction. »
(extrait du Chant XII de L’Odyssée)

Nous voici trois jours après des heures de terreur, de sidération et de très fortes émotions. Et pourtant, il est nécessaire que nous commencions à penser à l’après. Pour certains, il est peut-être trop tôt pour nous y pencher, tant notre réflexion pourrait être embuée par les larmes que nous avons versées et les secousses émotionnelles qui nous parcourent encore. A mon humble avis, nous avons justement bien trop tardé à nous les poser certaines questions.

L’urgence est présente. Celle qui doit nous conduire vers de nouveaux modèles, de nouvelles utopies sociales, politiques et surtout, éducatives. Et pourtant. Tout en scandant de tout mon cœur « Je suis Charlie », je suis consciente qu’il n’y a pas si longtemps, j’ai moi aussi détourné le regard vers un entre soi moins pesant, celui de l’entourage humaniste qui partage ma vision d’un monde meilleur. Alors que dehors, le chant des sirènes est devenu de plus en plus fort.

Ces sirènes de malheur, à l’apparence séduisante, qui attirent leurs victimes par des chants mélodieux en les conduisant vers la noyade dans l’ignorance ou exerçant leur fascination en les conduisant à s’égarer sur des mers inconnues où les repères n’existent plus. En évoquant ces monstres mythiques, je ne fais pas seulement référence aux nébuleuses mortifères constituées par ces mouvements djihadistes extrémistes. J’évoque également les chants, fascinants et redoutables, qui s’élèvent de plus en plus ici même. Ceux qui allument et soufflent sur les braises de la haine de l’Autre et poussent certains vers des eaux troubles d’ignorance et de repli sur soi. Ceux-là même qui profitent des émotions à fleur de peau d’une population choquée et endeuillée pour tenter de nous ramener en arrière, vers des jours où un supplice en remplaçait un autre, pour paraphraser Robert Badinter lors de son discours sur l’abolition de la peine de mort en France, en 1981.

Aujourd’hui, trois jours après et le cœur encore empli d’élan émotif, c’est ma raison qui prend la parole pour poser des questions que je voudrais encore plus criantes et assourdissantes que le chant de ces êtres hybrides et redoutables. Comment nos consciences ont pu s’endormir au point d’engendrer de tels monstres, comme le disais si justement Goya ? Comment nous reconstruire en tant que société après ces 17 morts, après le choc et un tel déploiement de violence ? Comment répondre aux immenses défis et enjeux que ces tragiques évènements nous renvoient de la façon la plus âpre qui soit ? Où est passé l’engagement politique, pas seulement celui de nos dirigeants, mais aussi celui de beaucoup d’entre nous ? Car c’est par un véritable engagement politique et social solidement articulé que nous pourrons nous attaquer à de tels questionnements, que nous pourrons déconstruire le discours qui emplit le chant des sirènes et autres prophètes du malheur.

J’espère de tout mon cœur et j’appelle de toute ma raison à un réveil des consciences.

Les attaques que nous venons de vivre ont visé la liberté de la presse, mais aussi celle de conscience. Deux libertés chèrement acquises, face à des institutions religieuses qui n’ont pas facilement cédé, qui ont férocement résisté pour garder le monopole que ce que tout être humain se doit de penser et d’exprimer. Nous pensions faire partie de ces générations qui avaient hérité de droits inamovibles et pour lesquels il n’y avait plus besoin, plus de raison de se battre. Nous ne l’avons sans doute pas choisi, mais il est grand temps de prendre conscience des efforts qui nous reviennent à tous pour continuer le combat permettant de préserver ces droits et libertés. Nous avons aussi hérité de la responsabilité qui consiste à maintenir les Lumières face à l’obscurantisme

Cet effort ne pourra passer que par l’éducation, et pas seulement celle des plus jeunes, qui dès aujourd’hui ont plus que jamais besoin de référents solides qui leur permettront de devenir des citoyens responsables et solidaires.

Le 21è siècle n’est pas religieux
Mais au-delà de ce que certains prendront pour un ramassis de bons sentiments, l’éducation devra aussi nous permettre de prendre conscience que nous ne sommes pas dans un siècle religieux comme certaines sirènes ont pu le chanter par le passé. Nous vivons un siècle profondément politique et oui, osons les gros mots, comme on les osait à Charlie, plus que jamais idéologique. Seulement, après avoir été vidées de leur substantifique moelle, les idéologues ont vu (à très juste titre) dans les sentiments religieux, des pantins qu’ils pouvaient manipuler et agiter à leur guise, avec des risques moindres de contestation de la part de ceux qui s’y soumettent, car contester une vérité révélée pour un croyant, est bien plus difficile que de contester une idéologie séculaire, aussi violente et endoctrinante soit-elle.

Cette affirmation peut paraître insensée à tous ceux qui ont annoncé la « fin de l’Histoire », à ceux qui veulent nous y précipiter avec leurs croyances aveuglantes et mortifères. Pourtant, ces groupes extrémistes, quelles que soient leurs appellations, manipulent le sentiment religieux de certains à des fins purement politiques. Leur lutte réside dans l’annihilation de toute tolérance contre tout ce qui irait à l’encontre de leur croyance, car cette tolérance constitue un danger pour leur espace et leur programme politique. Ils pervertissent un sentiment religieux pour mieux remplir les calices vides de leur idéologie à des fins politiques. En prétendant défendre ce qu’ils ont illégitimement qualifié comme « la religion », ils ne font que défendre de la façon la plus cynique qui soit leurs objectifs politiques et idéologiques de soumission. Ce sont des groupes politiques qui utilisent la religion, ou plus précisément la croyance de certains dans une religion, comme une arme. Cette arme est le terrorisme.

Ce qui nous conduit vers un autre de ces chants de sirène, celui du « choc des civilisations ». Cette « théorie » comporte et engendre des dangers bien concrets. Elle sert les intérêts de ces extrémistes partout dans le monde, car elle leur permet de recruter plus facilement des fidèles. Mais elle sert également ici, car elle nous pousse à l’essentialisation des êtres et, en ce faisant, elle nous conduit à détourner les yeux du débat plus que jamais nécessaire sur l’islam en tant que civilisation humaniste, capable en toute mesure d’emprunter la voie de son aggiornamento[1].

Notre ère, que cela plaise ou non, est celle du métissage, du mélange, de l’interculturalité. Nous sommes le fruit, non plus d’un choc, mais d’un mélange de civilisations qui parcourt toute l’Histoire. Et la France, carrefour historique de peuples et de cultures, en est un magnifique exemple. Mais si la tâche qui nous mènera vers cette prise cette conscience sera longue et ardue, elle n’est pas hors de notre portée. Donnons du sens à ce qui nous semble en être dépourvu et répondons à la violence et à la confusion par une éducation qui fait la part belle à nos richesses culturelles, à notre trésor métissé.

Les sirènes nous scandent des chants de puretés culturelles fantasmées emplies de pulsions de mort. Nous avons hérité du devoir de ne pas céder à ces chants et de crier encore plus fort notre pulsion de vie, de chanter avec toutes nos forces que nous croyons avant tout en l’émancipation politique de la démocratie et dans les valeurs républicaines et laïques qui la soutiennent en France.

Aujourd’hui plus qu’hier et certainement moins que demain, j’ai envie d’écrire, de chanter (certes, très faux !) et surtout de rire, de continuer à rire de la bêtise humaine, de l’obscurantisme, des croyances qui deviennent des injonctions absurdes et conduisent à la mort des consciences ou à la mort tout court ici, à côté et partout dans le monde.


[1] Adaptation au progrès, modernisation, réforme (définition Larousse)